Saignée des talents camerounais vers l’Occident : malversations financières, détournements, corruption constituent un asphyxiant blocage aux investissements stratégiques (Dr NGUEULIEU Elias)
- Admin
- 23 sept. 2024
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Les contours de la saignée des cerveaux et des talents camerounais vers l’Occident et plus spécifiquement à destination du Canada . Quelle(s) cause(s) justifie(nt) ces départs massifs des professionnels locaux ? Analyse du Dr Dr NGUEULIEU Elias
La migration est-elle un bien ou un mal pour une société ? Cette pertinente, lointaine et actuelle question reprise en 1997 par Perotti, qui amène à distinguer les apôtres des "Juda" de la migration ne se pose plus en ces termes. Les récents septennats consacrent le printemps migratoire dans le monde, au grand dam de l’Afrique dont le Cameroun s’est arrogé la « continent.alité », du fait d’en être la copie miniaturisée. Malgré le vent des trajectoires et des destinations États-Unis (loterie américaine), Belgique, Chine, Russie, « l’Immigration Canada » a encore le vent en poupe, destination privilégiée de la masse de tout bord-métier.
Alors qu’en 2007, le Pr Jean-Emmanuel PONDI renouvelait une alarme, relevant globalement et de façon interpellative que 60.000 professionnels africains qualifiés ont émigré de 1985 à 1990 ; les flux brutaux actuels font entrer rapidement ces chiffres en désuétude. Car, selon l’Institut statistique du Québec, entre 2019 et 2023, 14.135 Camerounais ont immigré au Canada, soit 6% des immigrants du pays. Environ 6.000 Camerounais s’y sont déjà installés l’année 2024 en cours. Ces statistiques, alarmantes, le martèle le président du GECAM, font du Cameroun le deuxième pourvoyeur, dans le monde, de la main d’œuvre au Canada. Cette mobilité absorbe et éponge considérablement les plateaux de compétences dans la quasi-totalité des secteurs d’activité du pays. Une alerte qui mérite un regard rigoureux, sorti du politiquement correct, principalement sur les causes modales, et non surfer sur quelques effets à mitiger, puisqu’il est nécessaire d’analyser et soigner "le mal" au cœur de sa racine, si la gouvernance migratoire nationale se veut efficace, pour des dividendes profitables. Oui, nous choisissons de réfléchir sur l’aspect du mal, le vide créé, les dysfonctions occasionnées, tant la ligne de réflexion porte d’une part sur les professionnels (ce qui fait allusion à des contraintes de législation du travail) et d’autre part sur le Cameroun (terre émettrice).
Les causes sont évidemment diversifiées, parce que, aussi bien d’ordre politique, économique, socioculturel, que d’ordre professionnel stricto sensu et individuel, personnel.
S’agissant des causes politico-institutionnelles, c’est-à-dire celles qui émanent de la volonté et des décisions de l’État-gouvernement, il peut être affirmé sans hésitation que là est l’origine motrice de la fuite des compétences. Ceci, en raison de la mauvaise gouvernance marquée par la faible efficacité des politiques publiques à tous les niveaux, notamment éducatives, d’industrialisation, d’employabilité et d’entrepreneurialité endogène. Les institutions étatiques surtout centrales, grosses dépensières avec tous les dégâts en termes de malversations financières, de détournements, de corruption constituent un asphyxiant blocage aux investissements stratégiques qui peuvent assurer la sédentarité des populations ou une mobilité rationnalisée. Décidant et appliquant des rémunérations les plus faibles au monde (SMIG de 43 969 FCFA), même dans les secteurs les plus stratégiques, ne régulant pas le secteur privé suffisamment pour le respect des minima, avec un profilage de carrière logé dans l’incertitude, la fuite des responsabilités administratives, avec un service public peint çà et là de désinvolture et d’enflure des injures, aux allures de totalitarisme, le pays semble être le temple du législatif quasi-exemplaire mais, malheureusement des pratiques les plus paradoxales.
Le facteur économique, inséparable du précédent qui l’encadre, relève de la pauvreté et la paupérisation de masse, l’envahissement de la poly-vulnérabilité des citoyens et des travailleurs. Le FMI, maintenant le Cameroun parmi les pays représentant un risque élevé de surendettement, dans ses Perspectives économiques 2024, la BAD indique que le taux de chômage au Cameroun est de 3,7%, en raison de sa faible croissance économique (3,8%, loin des deux chiffres annoncés depuis longtemps). Elle souligne que l’inflation est passée de 6,3% en 2022 à 7,4% en 2023, sous l’effet des prix des denrées alimentaires qui ont augmenté de 11,1% sans augmentation significative des salaires. D’autre part, malgré que la croissance soit davantage portée par les investissements privés, le secteur privé formel est marqué par son ultra-capitaliste : il paie très mal, bien mal que la débrouillardise informelle dans laquelle préfèrent demeurer de nombreuses personnes en activité, un secteur de tous les chantages, trop exigeant pour le recrutement et l’avenir, qui « empoissonne le rêve » des jeunes surtout nouvellement sortis de l’école. « Comment est-ce possible qu’avec un Master ou plus, on te paie 100.000 FCFA pendant des années et on ambitionne te retenir quand tu as une opportunité en or ? », s’interroge rhétoriquement un migrant.
Au niveau de la cause socioculturelle, l’extraversion bat campagne nuit et jour et les consommateurs sont abondants. Dans une société où les gouvernants brillent par l’illustration du welcome to « all made in Europe & America » autant à travers leurs goûts, patrimoines matériels, que leurs orientations éducatives et sanitaires (les enfants scolarisé ailleurs, les soins de santé reçus dans les pays étrangers à la moindre égratignure, les voitures, les ustensiles, de nombreux produits alimentaires achetés à mbeng), les populations ne peuvent qu’imiter ces bons mauvais exemples, par socialisation et transfert de goûts, quand bien même, ces référents semblent crier : « faites ce que nous disons et non ce que nous faisons ». Malheureusement, les populations sont déjà habituées au « learning by doing » (do what is done). Tout se passe désormais, dans ce conditionnement mental, selon la psychologie de la société et sa culture émigratoire, comme si toute personne qui n’a pas de projet d’émigrer n’a pas de projet sérieux, n’est pas visionnaire. Même l’élite gouvernante (en premier d’ailleurs !), l’élite intellectuelle (des universitaires insoupçonnés, diplômés camerounais, et panafricains, disent-ils) sont solidement et passionnément ancrés dans « l’ailleurs c’est le paradis, ici l’enfer ». C’est avec légère ou lessivable considération que les gens peuvent supporter entendre un estimé membre de la famille qui « a un peu percé au pays », parce que salarié de catégorie B au moins, dire : « je ne veux pas aller m’installer en Europe ». Ils répliqueraient : « c’est parce que tu n’as pas les moyens pour partir ».
Pour ce qui est du facteur professionnel stricto sensu, il va sans dire que l’environnement professionnel camerounais est porteur de sa propre turpitude. La migration internationale est aujourd’hui l’un des déterminants considérables de l’augmentation du turnover dans les entreprises. Au-delà des crises et des tensions sociopolitiques et sécuritaires qui fabriquent des itinéraires et profils néomigratoires et transmigratoires, la dynamique de rotation entrée-sortie des employés est influencée par l’insatisfaction dominante, « le meilleur » ou le mieux-être recherché qui ne s’obtient pas. Sans être grand expert en GRH, nous pouvons dire qu’un travailleur, dans un environnement hideux, anxiogène, friable est moins fidélisable lorsque la marge d’incertitude fait planer l’obscurité. De nombreuses entreprises publiques et privées camerounaises sont en état dysfonctionnel, ou de déviance, s’écartent de la norme en matière de la politique de gestion des ressources humaines ou de législation. Les logiques d’insertion professionnelle et de survie interne s’illustrent par la kakistonomie ambiante. Les exigences élémentaires en termes de la panoptique de recrutement, de rémunération, de développement des compétences, de fidélisation, de gestion des contingences et des conflits internes sont absentes, non respectées ou très rarement. « On paie mal, on fait travailler en volumes horaires et heures non raisonnables sans paiement des compléments », les bonifications ne sont pas effectives ou le sont très tardives, assujetties à des dossiers dignes d’une procédure de matérialisation fastidieuse, décourageante et mafieuse. Cela donne lieu à faire la cour aux « apacheurs » (courtiers), de véritables « awasheurs » que les acteurs-porteurs-décideurs des institutions de la république laissent exercer librement, normalisant leurs lois à eux, qui font foi par-là même.
Et alors, sur le plan de la responsabilité individuelle, bienvenu à l’anomie, ou mieux, à l’omni-kakistonomisation sociale qui, loin d’être un environnement sans loi (ce qui est mieux), mais un monde dominé par les contre-valeurs et les « fake laws » instituées par chacun et tous. Voir noir et dire blanc, finir par instaurer soi-même les ténèbres comme valeur supérieure à la lumière, ce genre de milieu n’est pas propice à l’éclosion, aux innovations ; l’humanité s’y accommodant avec peine, ceux qui ne peuvent pas souffrir et supporter s’en vont. C’est le choix qu’opèrent quotidiennement des milliers de Camerounais et Camerounaise attachés mordicus à l’idée que « l’on ne peut être Camerounais et souffrir au « mboa » quand les autres, la poignée d’en-haut, jouissent de toutes les faveurs.
Au demeurant, l’environnement socioprofessionnel kakistonome et les empruntes kakistocratiques (comme le souligne le célèbre sociologue camerounais Valentin Nga Ndongo) responsables du management autoritaire omniprésent, frustrant, et pourtant moins offrant, sont au fondement des départs massifs des professionnels locaux dans tous les domaines (enseignement, recherche, médecine, agropastoral, industriel, innovations technologiques) des secteurs public et privé. Une telle atmosphère ne peut être suffisamment oxygénée pour contenir ses bonnes graines, ses bonnes semences, étant donné qu’elle n’est pas en covalence fécondante avec leurs ambitions, estimées porteuses d’avenir et de nombreux possibles. Là où l’anarchie est visiblement organisée, par, pour et autour des réseaux et des capitaux inégaux, l’ambiance est répulsive et l’acteur incapable de résilience suprême et d’antifragilité locale capte les univers attractifs, aussi lointains soient-ils, tant il est question d’assurer la vie, ou la survie durable. Ce mode est révélateur de l’imprévisible et de l’incertain censés être suffisamment anticipés par la machine gouvernante et les parties apportantes.
Est-ce peindre tout en noir ? Que non ! « L’on ne fait pas les omelettes sans casser les œufs », a-t-on coutume de répéter, même en haut lieu. Résoudre le problème de l’émigration massive des Camerounais à la recherche effrénée des terres promises au gré de tous les sacrifices comme si des virus calamiteux avaient élu domicile sur le terroir, nécessite que les gouvernants, les dirigeants pouvoiristes zélés de tous les secteurs sortent de leur zone de confort, qui leur construit l’habitude à marteler les expressions lapidaires qui facilitent la décision de partir, par le dégoût de rester : « nul n’a sa place assurée », « nul n’est indispensable », « il y a trop de personnes qui toquent à la porte pour demander le travail », « il faut 5 ans d’expérience ou rien », « si tu refuses quelqu’un va prendre le poste ». Il est temps, pour reprendre Jean-Emmanuel PONDI, de trouver les voies et moyens efficaces de contenir cette poussée migratoire, de dissuader les candidats à l’immigration clandestine, de proposer des conditions de travail attractives aux qualifiés, d’encadrer l’émigration qui contribue à l’enrichissement du pays.
NGUEULIEU Elias Perrier,
Sociologue & Auditeur social, spécialiste des questions migratoires,
Chargé de cours au Département de sociologie de l’Université de Yaoundé I,
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